Cancers du poumon: les enjeux des thérapies ciblées 2012


N'est-il pas paradoxal de mettre en avant, dans ces pages, les récents progrès accomplis dans la compréhension et le traitement des cancers du poumon, tout en relançant le débat sur le coût de ces innovations médicales ? Et pourtant... "Il est important de connaître le poids économique et sociétal du cancer, a déclaré Josep Tabernero (Institut Vall d'Hebron, Barcelone), président scientifique de la Société européenne d'oncologie médicale (ESMO), qui tenait congrès cette semaine à Vienne (Autriche). De plus en plus, il faudra être sûr du rapport coût/efficacité de chaque traitement."

Ces progrès - dont certains ont été dévoilés au congrès de l'ESMO - sont liés à l'arrivée des "thérapies ciblées" dans les cancers du poumon. Spectaculaires chez un nombre encore restreint de patients, leurs effets cliniques stupéfient les oncopneumologues, jusqu'alors démunis face à ces cancers. En France, les tumeurs du poumon sont responsables de 35 000 morts par an.

Qu'est-ce qu'une thérapie ciblée ? C'est un traitement innovant qui agit par un"mécanisme ciblé sur des altérations biologiques présentes dans des sous-groupes de cancers", relève l'Institut national du cancer (INCa). Ces traitements sont apparus à la fin des années 1990 dans les cancers du sein et dans uneforme de leucémie. Entre 2004 et avril 2012, 16 nouvelles thérapies ciblées ont été mises sur le marché en Europe, selon l'INCa. Leur utilisation permet des gains de survie non négligeables chez certains patients. Mais elle pose aussi des questions médico-économiques et éthiques, plaçant la société face à des choix qu'elle ne pourra éluder longtemps.
Premier constat : il faut sans conteste aujourd'hui parler des cancers du poumon. Jusqu'à peu, ce pluriel se déclinait sous quatre principales formes : cancers épidermoïdes (moins de 40 % des cancers du poumon), adénocarcinomes (plus de 40 %), carcinomes à grandes cellules (10 %) ou à petites cellules (10 %). Une classification "historique" fondée sur l'aspect des cellules cancéreuses au microscope.
Mais la "grammaire" de ces tumeurs a été bouleversée par l'arrivée des "profils moléculaires". Dans le poumon, cette "révolution conceptuelle" éclate en 2004, quand une équipe américaine publie dans Science la découverte des premières mutations dans des tumeurs pulmonaires de patients. Ces mutations, qui favorisent la croissance anarchique des cellules tumorales, affectent le gène du récepteur de l'EGF (facteur de croissance épidermique). On les trouve dans 10 % à 15 % des cancers bronchiques chez les patients européens, mais chez 30 % à 60 % des patients asiatiques. Surtout, les porteurs de ces tumeurs mutées, traités par une molécule inhibant le récepteur de l'EGF, voient leurs tumeurs régresser plus vite et plus longtemps qu'avec une chimiothérapie conventionnelle.
Plus d'une dizaine de formes différentes de cancers bronchiques sont désormais caractérisées, sur la base des anomalies moléculaires identifiées dans les cellules cancéreuses de chaque malade. "Le séquençage du génome de 91 tumeurs pulmonaires de patients opérés pour adénocarcinome, à l'Institut Gustave-Roussy [IGR, Villejuif], a permis d'identifier une anomalie moléculaire chez plus de la moitié d'entre eux", indique le docteur Benjamin Besse, oncologue médical à l'IGR.
Au total, ce sont près de 20 anomalies différentes qui ont été décrites. "Plus les tests moléculaires s'affineront, plus on détectera d'anomalies", anticipe le docteur Besse. "Tous les trois mois une nouvelle mutation est décrite, avec l'espoir de développer contre elle des molécules efficaces", renchérit l'oncologue Gérard Zalcman, professeur de pneumologie au CHU de Caen.
Le 9 septembre, le projet Cancer Genome Atlas publiait, dans Nature, l'analyse génomique détaillée de 178 cancers du poumon épidermoïdes. Chez deux tiers des patients, les chercheurs trouvent des anomalies de gènes (kinases) qui peuvent être ciblées par des molécules sur le marché ou en développement. Le 13 septembre, deux études parues dans Cell révélaient des mutations dix fois plus fréquentes chez les fumeurs atteints de cancers du poumon dits "non à petites cellules" que chez les non-fumeurs : 54 mutations pouvaient être ciblées par des molécules existantes. Les profils de mutations étaient très différents entre fumeurs et non-fumeurs. En France, 15 000 tumeurs pulmonaires métastatiques sont en cours de profilage, sous l'égide de l'INCa - la plus vaste série du monde. Biomarqueurs France-IFCT devrait livrer ses résultats en 2013.
L'étude européenne Lungscape, de son côté, a analysé 1 099 adénocarcinomes pulmonaires prélevés lors d'une chirurgie. Selon ses premiers résultats, présentés à l'ESMO, 6,3 % des patients ont un remaniement chromosomique très particulier : le réarrangement ALK.
Suite logique de cette révolution biologique, la seconde révolution des cancers du poumon est thérapeutique. Les premiers médicaments apparus sont les inhibiteurs des récepteurs de l'EGF mutés, l'erlotinib (Tarceva) et le gefitinib (Iressa). Ils sont aujourd'hui indiqués chez les porteurs d'une mutation atteints de cancers pulmonaires métastatiques. "Chez ces patients, nous avons vu un doublement des médianes de survie globale durant la dernière décennie", précise Gérard Zalcman. Des inhibiteurs de seconde génération sont développés. Et des inhibiteurs de troisième génération, entièrement conçus sur ordinateur, ne ciblent que le récepteur muté.
Scanner des poumons d'une patiente traitée à l'erlotinib (Tarceva). La tumeur (tache blanche) avant traitement, à un et dix mois.
Mais la grande nouveauté présentée le 30 septembre à l'ESMO concerne les patients porteurs du réarrangement ALK. Cette anomalie chromosomique a été découverte en 2007. Moins de quatre ans plus tard, une thérapie ciblant ALK, le crizotinib, était enregistrée aux Etats-Unis... à la suite d'essais cliniques pourtant peu avancés, dits "de phases I et II". "Du jamais vu dans l'histoire de la cancérologie", souligne Gérard Zalcman.
L'Agence européenne du médicament a préféré respecter les procédures de toute demande d'enregistrement d'un médicament : elle a demandé à la firme (Pfizer) de mener un essai clinique randomisé. Environ 350 patients ont été répartis au hasard en deux groupes, l'un traité par le crizotinib, l'autre sous chimiothérapie standard. "Cet essai, Profile 1007, montre une survie sans progression plus que doublée dans le groupe sous crizotinib", annonce le docteur Besse. Chez les patients répondeurs, "le PET-scan montre des diminutions spectaculaires du volume tumoral en seulement huit à vingt-huit jours", observe Gérard Zalcman. Sur la base de cet essai, l'enregistrement européen est attendu à l'automne.
Rien de cela n'aurait été possible sans le formidable essor des techniques d'analyse génétique des tumeurs. La France bénéficie de 28 plates-formes hospitalières de génétique moléculaire des cancers, financées et coordonnées par l'INCa. "C'est un système unique que le monde entier nous envie", se réjouit Gérard Zalcman. "Grâce à cette structuration nationale, l'accès à une thérapie ciblée est en principe le même pour tous les patients en France", assure Frédérique Nowak, de l'INCa. En 2011, 55 000 patients ont bénéficié d'un test d'analyse du génome tumoral en vue d'accéder à une thérapie ciblée. Dont 20 750 patients pour la seule recherche des mutations EGF-R : ils étaient 16 834 en 2010, et seulement 2 667 en 2009 ! Avec un décalage de deux ans, on retrouve ce fulgurant développement pour la recherche du réarrangement ALK : 4 550 patients ont bénéficié du test en 2011, alors qu'en 2010 cette recherche n'était pas structurée.
Evolution du nombre de recherches de mutations du gène EGFR dans le cancer du poumon
Les succès de ces thérapies ne doivent pas occulter leurs limites. Précisément parce qu'elles sont ciblées, elles ne concernent qu'un taux restreint de patients. Leur efficacité n'est démontrée que dans les tumeurs métastatiques - soit tout de même 80 % de patients diagnostiqués pour un cancer des bronches. Parmi les porteurs d'une mutation du gène EGF-R, 10 % ne répondent pas aux inhibiteurs de l'EGF-R. Et les patients répondeurs développent tous une résistance au traitement, que les cliniciens tentent de contourner par des associations de thérapies ciblées. Enfin ces traitements prolongés ont des effets indésirables (éruptions cutanées, diarrhées pour les inhibiteurs de l'EGF-R...). "Le meilleur traitement contre le cancer du poumon demeure la lutte antitabac !", rappelle le professeur Zalcman.
Les associations de patients sont, à juste titre, très attentives à la notion de "perte de chances". Pour l'oncologue, l'équation reste assez simple : afin d'augmenterles chances de ses patients, il faut caractériser l'anomalie moléculaire en cause etdisposer du traitement adéquat. Pour les décideurs, elle se complique. Les inconnues sont de taille : quels sont les ratios coûts/bénéfices de ces produits ? Quels retours sur investissement en attendre en termes de progrès à long terme ? Quel peut être l'impact économique des gains en durée de vie permettant aux patients une reprise de l'activité professionnelle ?
"Les thérapies ciblées s'adressent à une population restreinte chez qui elles sont plus efficaces, analyse Claude Le Pen (économie de la santé, université Paris-Dauphine). L'économiste pourrait se dire : "Leur ratio coût/efficacité va être optimisé". Mais ces molécules sont souvent très chères et l'on doit y ajouter le coût des tests biologiques pour identifier les "candidats" au traitement. Leur intérêt doit être évalué au cas par cas."
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Co-investigateur de l'essai Profile 1007, le docteur Besse déclare un lien d'intérêt avec Pfizer, mais souligne n'avoir reçu aucune rétribution financière du laboratoire à titre personnel. Le professeur Zalcman mentionne un lien d'intérêt avec Pfizer, Roche, AstraZeneca, Boehringer, Bayer, Merck et GSK, sans versement d'argent à titre personnel mais pour ses institutions et organisations.

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